Opération Coronavirus, la nouvelle d’Alain Llense

Louise et Louis Alain Llense mars 2020

« Et pour dire simplement, ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser ». Albert Camus, La Peste (1947) 

Dans les jours gris, ceux d’avant le jour noir, Louis avait beaucoup marché et Louise beaucoup peint. Pour eux comme pour tous les autres d’ici, la menace avait d’abord été lointaine, exotique, asiatique et chacun l’avait prise du haut de ses certitudes, de sa petite supériorité européenne, de sa conviction d’être au-dessus d’un tel risque puisque ne consommant ni pangolin ni chauve-souris et faisant partie d’un peuple si supérieur aux autres que rien ne pouvait l’atteindre. 

 

Quand le virus avait enjambé océans, continents, montagnes et frontières pour se présenter aux portes de leurs villes, ceux d’ici avaient continué de bomber le torse, il n’y avait encore que quelques cas, des gens pour la plupart très âgés et qui seraient, quoi qu’il en soit, morts à courts termes si le virus ne les avait pas pris. Louis qui vivait Rive droite à Paris et ne savait rien de Louise disait, il m’en faut plus pour m’empêcher de marcher. Louise qui vivait Rive gauche à Paris et ne savait rien de Louis disait, ce n’est pas pour cela que j’arrêterai de peindre. Autour d’eux, se trouvaient bien quelques oiseaux de mauvaise augure, promettant l’enfer pour bientôt, dénonçant l’inconscience ou la stupidité de leurs semblables mais ils étaient noyés dans la masse de ceux qui riaient de la situation, juraient que ce n’était qu’une manœuvre de plus des gouvernants pour éteindre les révoltes, pariaient que l’on ne mourrait pas plus de cette maladie là que de la grippe ou de la gastro-entérite. 

Puis le nombre de cas avait enflé quotidiennement, il avait fallu fermer les écoles autour desquelles Louis marchait, les monuments que Louise peignait et inciter les gens à rester chez eux. On avait aussi initié toute une série de rites censés empêcher ou ralentir la propagation, on se lavait les mains à tout bout de champ, les masques de protection fleurissaient au nez de ceux qui pouvaient s’en procurer et les supermarchés étaient dévalisés par des foules hystériques qui se disputaient monceaux de nouilles et amas de papier toilette. On ne se touchait plus, ni bises ni serrements de mains et, quand on se croisait encore, l’un avançait machinalement vers l’autre par habitude puis les deux reculaient brusquement en se rappelant soudain que ce drôle de tango désarticulé était désormais la seule danse qu’il leur était permis de danser. 

Quand il fallut intimer l’ordre de ne plus sortir de chez soi que pour se nourrir ou se soigner, Louis fit exactement l’inverse. Non qu’il fut réfractaire aux ordres ou aux consignes, non qu’il fit partie de ceux qui, inconscients, bravaient les injonctions à garder le foyer pour s’en aller lézarder en promiscuité sur les quais, dans les parcs où le printemps déjà s’invitait, mais Louis partit de chez lui un matin, son appareil photo en bandoulière, son ordinateur portable dans un sac à dos, simplement pour donner à voir ce que ce monde d’intouchables masqués avait à raconter. Louise, elle, ouvrit sa fenêtre au soleil blanc qui s’offrait, posa, devant, son chevalet et sa palette, et entreprit de peindre à grands traits d’huile fine l’insolence bleue du ciel et l’immuabilité grise des toits. Autour d’eux, une pesanteur s’installait, le sentiment diffus que tous pouvaient être touchés gagnait du terrain et les regards se chargeaient d’une électricité mauvaise puisque l’ami, le voisin, l’inconnu pouvait être celui par qui le mal viendrait. 

 

Autour du trentième jour de l’épidémie, tout s’enflamma et devint incontrôlable. Le nombre d’infectés doublait chaque matin, la courbe des malades s’envolait verticale et surtout celle des morts atteignait ce qui la veille encore était un plafond et ne serait bientôt plus qu’un plancher. Les hôpitaux débordaient d’impuissance, des tentes de fortune accueillaient les malades à même le bitume des rues et des camions militaires évacuaient discrètement des cadavres d’hommes et de femmes qui n’avaient eu d’autre choix que de trépasser seuls, loin de l’amour de leurs proches obligés de les fuir pour ne pas risquer d’être contaminés. Louis continuait de marcher et photographier tout le jour sans prendre la peine, à présent, de regagner son domicile devenu inatteignable depuis que les transports en commun avaient été contraints de s’interrompre un à un. Il passait ses nuits dans des gymnases bondés où l’on entassait les sans toits d’hier, les touristes malchanceux qui ne pouvaient rester dans les hôtels, les fugueurs de toutes fugues à qui l’on offrait un toit, une soupe et un lit de camp pour la nuit. Louise continuait de peindre et le ciel et les toits, les jours passant ses lignes droites se faisaient courbes, ses bleus plus sombres, ses gris plus prononcés. Elle ne s’arrêtait de peindre que pour une boîte de sardines consommée à même l’évier de sa cuisine, une douche rapide au crépuscule annoncé ou un mauvais sommeil de quelques heures à peine. 

 

A l’aube du jour noir, Louis quitta le gymnase- dortoir dans lequel il venait de passer une nuit insomniée entre les quintes de toux de ses voisins d’infortune et les âcres odeurs corporelles que la promiscuité rendait insupportables. Le froid, plus vif que les derniers matins, le contraignit à serrer son écharpe autour de son cou en un geste frileux qu’il croyait remisé jusqu’au prochain hiver. En allumant sa première cigarette de la journée, il leva au ciel un regard distrait et fut saisi par les couleurs qui semblaient s’y disputer le pouvoir, une lutte indécise pour y établir laquelle serait la dominante et qui nimbait la ville dans une lueur hésitant entre le mauve et le noir. A son lever, Louise embrassa aussi le ciel de son regard de peintre et voulut aussitôt en transposer l’étrangeté et la beauté sur une toile blanche. Mais elle eut beau chercher, retourner son appartement, regarder sous son lit et fouiller ses placards, plus aucune toile vierge ne s’y trouvait. Le magasin dans lequel elle se fournissait en toiles et peintures était à deux pas, cinq minutes à peine lui étaient nécessaires pour faire l’aller- retour, aussi résolut-elle de s’y rendre malgré les consignes de confinement strictes que la police faisait respecter à coups d’amendes rédhibitoires. A peine le temps d’enfiler à la hâte le vieux pantalon de jogging qu’elle ne quittait plus depuis quelques jours, de le couvrir de sa parka à capuche, et elle se jeta sur le boulevard désert dont elle entama l’ascension en direction du magasin. Au même moment, Louis tournait le coin de la rue du gymnase pour entamer la descente du même boulevard. 

 

Longtemps après, quand ceux qui avaient survécu racontèrent ce matin là, tous parlèrent du noir. Du ciel matinal agité par la lutte des couleurs puis de l’incontestable victoire du sombre. 

Comme une nuit tombée brutalement à quelques encablures de l’aube, comme un deuil qui se serait annoncé par les cieux, comme une défaite totale matérialisée par la disparition de la lumière. Le noir saisit Louis dans l’encore haut du boulevard en déclenchant automatiquement le flash de son appareil photo alors qu’il immortalisait un chat perdu au beau milieu d’un jardin d’enfants désert. Le sombre cueillit Louise, sa remontée vers le magasin à peine entamée, avec une telle soudaineté qu’elle manqua de trébucher sur le rebord métallique d’une plaque d’égout. D’abord le noir puis, quelques secondes après, le son strident des sirènes. Dans le sens de la descente, des camions de pompiers dévalèrent le boulevard, toutes sirènes dehors et dépassèrent Louis à hauteur du numéro 19. A l’opposé, des camions militaires sur lesquels des jeunes soldats en treillis hurlaient au travers d’immenses mégaphones, se portèrent au niveau de Louise qui se réfugia sous le porche du numéro 12. Le mariage contre nature des sirènes et des ordres hurlés donnait lieu à une cacophonie inaudible que pompiers et soldats tentaient de compenser en faisant de grands gestes de leurs bras, semblables à ceux des hôtesses de l’air à l’heure des consignes de sécurité dans les avions. Louise et Louis arrivèrent concomitamment devant le numéro 15 au moment où les camions de pompiers disparaissaient dans la désormais pénombre du bas du boulevard. D’un coup d’un seul, simultanément, ils comprirent enfin ce qu’hurlaient les soldats des camions « Rentrez ! Rentrez n’importe où pour vous mettre à l’abri ! Le virus est dans l’air ! Le virus est dans l’air ! Rentrez n’importe où pour vous mettre à l’abri ! ». Leur regards se croisèrent et, dans leurs regards, leurs peurs se croisèrent, inhibitrices, paralysantes, sables mouvants dont personne ne pourrait les tirer. Au loin déjà les militaires s’éloignaient, sur le boulevard les derniers passants s’engouffraient en hurlant sous les portes cochères. Un petit groupe passa à grands cris près de Louis et de Louise, groupe mené par un homme qui bouscula Louise et la fit tomber au sol. De colère elle hurla, son cri sembla la réveiller et réveiller du même coup Louis qui prit par la main Louise et sa colère, les releva et, de leurs rages jumelles, ils se jetèrent à l’intérieur de l’immeuble numéro 15 juste avant que la nuit ne s’abatte définitivement. 

Ω 

Un matin de plus pour Louis et Louise dans l’appartement de Paul, Virginie, Ethan et Lisette. Deuxième étage, porte gauche en sortant de l’ascenseur, appartement traversant avec vue, au Sud, sur le noir du parc et, au Nord, sur le noir du boulevard, numéro 15. Un matin uniquement reconnaissable au fait qu’il suit immédiatement le sommeil mais qu’on ne pourrait identifier à la lumière du jour revenue puisque, depuis le jour noir, la lumière n’est plus revenue. Louise flâne encore, un livre à la main, dans le grand lit de Paul et Virginie, Louis en termine de sa douche matinale dans la salle de bain des enfants. Dans quelques minutes, comme ils en ont désormais l’habitude, ils prendront ensemble leur petit déjeuner dans la grande cuisine américaine, ils échangeront quelques mots courtois, Louise demandera si le nuage est passé et Louis répondra une nouvelle fois qu’il n’en est rien. Pour le prouver, il se lèvera, ira à la fenêtre et tirera un pan de rideau et son geste, ce matin encore, ne dévoilera qu’un brouillard opaque et sombre. Referme s’il te plaît, murmurera Louise et Louis refermera dans un sourire forcé et répondra, demain peut-être. Chacun ensuite prendra possession de son atelier pour la journée, Louise investira le bureau de Paul pour y retrouver ses esquisses, Louis la salle de jeux des jumeaux pour y brancher son ordinateur et travailler sur ses photos. Leur journée sera douce, créative, silencieuse, quelqu’un arrivant à l’improviste et les découvrant tous deux affairés dans cet appartement superbe penserait à un couple heureux, en pleine réussite sociale et personnelle, goûtant avec gourmandise à une vie de volupté. Ce visiteur ne saurait rien, ne devinerait rien de la violence originelle, de ces deux êtres qui ne s’étaient jamais vus il y a dix jours, de la noirceur de leur passé récent et de l’incertain de leur futur proche. Comment imaginer que pour parvenir à cette image d’Epinal en rose bonbon, il avait d’abord fallu s’extirper d’une masse de bras, jambes, têtes, se hisser sur des corps tombés au sol, laisser derrière soi sur le perron de l’immeuble les plus faibles qui allaient en mourir ? Comment se figurer qu’une fois dans l’immeuble et la lourde porte de bois refermée derrière eux, il y avait encore eu une mêlée informe pour prendre possession de la loge de la concierge, des appartements du premier étage dont deux étaient occupés et fermés à double tour pour atteindre le second, le dépasser et trouver le petit escalier de service qui menait au logement superbe dans lequel Louis et Louise vivaient depuis dix jours ? 

 

Si Louis avait trouvé la force de leur faire quitter le trottoir et ses sables mouvants, c’est Louise qui les avait guidés à l’aveugle dans le dédale des escaliers et les avait fait atteindre seuls ces sommets alors que d’autres rescapés de la rue continuaient de se battre en dessous pour pénétrer dans les logements. Louise encore qui avait habilement crocheté la serrure de l’appartement, en quelques minutes à peine et à l’aide d’un mystérieux outil métallique sorti de son sac à main. Louise enfin qui avait refermé sur eux et à double tour le verrou de la porte d’entrée. Il y avait eu ensuite quelques moments de panique, des mouvements de l’un et de l’autre vers les fenêtres qui donnaient sur la rue, des oreilles collées à la porte d’entrée jusqu’à ce que s’éteigne le brouhaha infernal des bagarres qui faisaient rage aux étages inférieurs. Mais personne n’avait trouvé le petit escalier de service pour grimper jusqu’à eux et les différentes fenêtres, pourtant larges et hautes, renvoyaient désespérément le même spectacle désolant d’un brouillard épais et sombre. Il y avait eu, plus tard, un peu de gêne entre eux que Louis avait tenté de dissiper en disant, bonjour je m’appelle Louis ce à quoi Louise avait répondu, bonjour je m’appelle Louise. Ils avaient souri du hasard de leurs prénoms jumeaux puis s’étaient accordés sur la nécessité de trouver une télévision ou un poste de radio. Un écran immense ornait l’un des murs du salon mais, une fois la télécommande dégottée à grand peine et le téléviseur allumé, l’écran n’affichait qu’un désespérant grésillement aveugle. Trouver un poste de radio fut beaucoup plus compliqué car si l’appartement regorgeait d’ordinateurs fixes ou portables, d’enceintes Bluetooth et de toutes sortes de matériel connecté, il semblait vierge de tous ces petits objets issus des siècles précédents et qui font le charme des intérieurs vieillis.

 

Finalement, c’est sur une étagère en désordre, fixée au-dessus du plan de travail de la cuisine, qu’ils avaient repéré un poussiéreux transistor à antenne. La molette avait tourné un moment dans le vide sous les doigts nerveux de Louis avant qu’un mince et presqu’inaudible filet de voix ne se fasse entendre autour du 100.6 de la bande FM. La voix disait au mot près ce que les soldats avaient hurlé plus tôt, dans le chaos du boulevard, « Rentrez ! Rentrez n’importe où pour vous mettre à l’abri ! Le virus est dans l’air ! Le virus est dans l’air ! Rentrez n’importe où pour vous mettre à l’abri ! » et, après quelques minutes d’écoute, Louise et Louis comprirent qu’il s’agissait en fait d’un message enregistré sans doute à la hâte et tournant en boucle sur les ondes. 

Dans les premiers jours, leur vie ressembla à celle des explorateurs découvrant avec avidité une terre inconnue. Il fallut d’abord reconnaître chaque pièce de l’appartement qui en comptait de nombreuses et détailler chacune qui faisait la taille d’un studio confortable. Tout dans le salon, les chambres, les bureaux, la cuisine, les salles d’eau et de bain disait le confort cossu, les meubles de prix, l’aisance assumée mais affichée sans ostentation. Cette découverte des lieux s’accompagnait de celle, passionnante et grisante pour Louise et Louis, de la vie de leurs hôtes. Celle-ci était facile à recomposer puisque les murs du salon, des chambres et même des deux cabinets de toilette, étaient recouverts de photos qui la retraçaient à différentes époques et dans différents lieux. Sous chacune de ces photos des prénoms, toujours les mêmes, Paul, Virginie, Ethan et Lisette. Deux adultes formant un couple parfait, pareil à ceux des publicités ou des comédies sentimentales américaines, lui grand, musclé, souriant de toutes ses dents, elle, longue, élancée, blonde, une pointe de mélancolie dans le regard pour y atténuer un bonheur sans cela insupportable au commun des mortels. Dans les toilettes, des photos d’eux deux seuls, des Etretat, Monaco, Marbella, Bali, Vienne, immortalisés au temps d’avant les enfants, main dans la main, yeux dans les yeux, mouvements de valses ou de slows figés en 400 Asa pour emprisonner le bonheur. Dans les autres pièces, deux bébés blonds prenaient la suite et toute la place, jumeaux montrés nus et hilares sur le tapis d’éveil d’une chambre rose et bleue , enfants modèles et sages devant la grille de leur première rentrée, pré adolescents au regard frondeur soufflant les treize bougies d’un gâteau d’anniversaire dans ce qui semblait être la photographie la plus récemment affichée. Louis et Louise scrutaient longuement chaque photo comme une politesse due à ces hôtes qu’ils ne pourraient jamais saluer, s’obligeaient à un petit mouvement de tête ou de sourcils en passant devant eux, veillaient à ce que la poussière ne s’installe sur aucun des portraits de couple ou de famille. Ils leur parlaient aussi, les remerciaient régulièrement pour leur accueil sans tâche, pour avoir abondamment rempli frigidaires et placards de provisions permettant de tenir un siège de plusieurs mois, ils leur souhaitaient le meilleur pour ce qui ressemblait à un exil précipité auquel Paul, Virginie et les jumeaux avaient certainement dû se résoudre comme nombre de parisiens échappés de la capitale quelques heures avant le jour noir. 

 

En dehors des temps consacrés aux besoins vitaux d’alimentation, d’hygiène et de sommeil, leur vie n’était qu’art. Louise, arrivée dans l’appartement vierge de tout matériel de peinture puisqu’initialement partie en acheter au matin du jour noir, avait trouvé son bonheur dans le dressing de Virginie. Sous une rangée de manteaux, vestes de tailleurs, chemisiers de toutes couleurs et de toutes formes, à l’angle du meuble immense et bas où patientaient des paires de chaussures surnuméraires, dormait l’une de ces boîtes dans lesquelles l’on remise rêves de jeunesse et passions précocement abandonnées. Ce carton là n’échappait pas à la règle puisque contenant en vrac des photos noir et blanc d’une Virginie adolescente s’essayant au tennis, deux aiguilles à tricoter plantées dans une pelote de laine rouge et, tout en dessous, un carnet de dessin à spirales auquel ne manquaient que quelques pages. Louise s’en était emparée avec l’avidité de l’assoiffé rencontrant une fontaine, avait sorti la boîte de pastels qu’elle gardait toujours dans son sac à main puis fait du bureau de Paul son nouvel atelier. Louis s’était contenté de libérer la grande planche-bureau posée sur deux tréteaux qui traversait la salle de jeux des jumeaux, avait précautionneusement posé au sol leurs cahiers de cours, feuilles volantes et globe terrestre lumineux pour les remplacer par son appareil photo et son ordinateur portable. Du premier passaient au second des milliers de photos prises dans les jours gris d’avant le jour noir, des vues de rues, avenues, lieux publics peu à peu vidés de leurs occupants, d’ultimes passants passant pressés comme des fantômes dans des lieux désertés et peu soucieux de l’objectif immortalisant leur fuite. Il s’arrêtait brièvement sur chaque photo, décidait de leur intérêt puis, d’un clic, classait dans différents dossiers chronologiques celles qu’il souhaitait conserver et envoyait vers la corbeille de l’ordinateur celles qui n’avaient aucun intérêt à ses yeux. Le soir, chacun montrait à l’autre son travail du jour, ce faisant une complicité naissait qui ne disait pas son nom, régulièrement et au prétexte de mieux voir le dessin ou la photographie, il passait derrière elle et frôlait son dos, Louise posait ses doigts sur le clavier de l’ordinateur alors que ceux de Louis s’y trouvaient déjà et un frisson les parcourrait. Ils vivaient ainsi, tranquilles et sereins, un peu honteux de leur presque bonheur alors que, derrière les rideaux de leur chez eux de circonstances, le malheur était partout. 

Ω 

Cette après-midi, Louis a fièrement décrété que cela faisait désormais un mois tout rond qu’ils étaient confinés dans l’appartement et il a dit à Louise, fais toi belle, ce soir je vais nous préparer un repas de fête. Louise a pris un long bain dans lequel elle a versé sels et lotions sagement rangés au dessus de la baignoire et s’est laissée couler dans l’eau brûlante et odorante avec l’ambition de ne penser à rien. Elle y a réussi pendant plusieurs minutes même si des pensées minimalistes germaient parfois dans son esprit embrumé mais elles les chassaient aussitôt, facilement, comme si elle crevait des bulles de savon à la surface de l’eau. Elle reprenait ensuite sa rêverie méditative, ne l’interrompant de temps à autres que pour rajouter de l’eau brûlante dans le bain devenu tiède. A un moment pourtant, une pensée s’est imposée à elle. Moins qu’une pensée, une image, claire, limpide, incontestable comme le sont toutes les vérités que l’on a depuis longtemps enfouies quand elles s’imposent en évidences. 

 

Louis a cuisiné toute l’après-midi. Posé sur le plan de travail de la cuisine, son ordinateur s’est mué en livre de recettes dans lequel il a d’abord fallu effectuer une recherche par ingrédients en tenant compte de l’inventaire des placards et du frigo congélateur. Il a ensuite longuement débattu avec lui-même sur les préférences supposées de Louise, ses aversions quasi sûres pour le poisson ou le curry, sa peut-être réticence aux repas de fête, son si ça se trouve appétit de moineau. Il a finalement choisi du poulet, tout le monde aime le poulet, je vais lui faire du poulet thaïlandais, je suis sûr qu’elle aime ça la bouffe asiatique. Il a décongelé la viande dans le micro-ondes ultra moderne dont il a peiné à comprendre le fonctionnement, l’a découpée en fines lamelles comme le précisait la recette du site internet pour femmes modernes et l’a mise à mariner dans un mélange d’huile, de sauce soja et d’épices prises un peu au hasard sur les étagères. C’est à ce moment là que la honte est venue. Discrète mais insidieuse, entêtante, comme la rengaine dont on peine à se défaire, infondée et pourtant incontournable. 

Louise est entrée dans le dressing de Virginie, son image idée fixe toujours devant les yeux. Louis a fouillé dans les placards de Paul sans se départir de sa petite honte bue. 

Elle a opté pour une robe sage, motifs blancs sur fond noir, manches longues, liseré argenté au-dessus du genou et a déposé une goutte de parfum au creux de son cou. 

Il s’est marré en enfilant un smoking superbe, en constatant qu’il manquait quelques centimètres au pantalon pour atteindre ses chevilles, en imaginant le rire de Louise quand elle le verrait ainsi attifé. 

Elle a effectivement ri, beaucoup, d’un rire sonore juste un peu trop appuyé. 

Il a ri avec elle, ri en tournant sur lui-même pour montrer les ourlets trop courts sur son grand corps d’épouvantail, ri en bouffant des yeux la robe sage et les formes qui s’y dessinaient. 

Elle a fait un pas vers la table, un pas vers lui, elle a dit, ça sent bon en tout cas.
Il a fait un pas vers la table, un pas vers elle, il a répondu, j’espère ne pas t’empoisonner. Elle a levé vers lui ses grands yeux équivoques. 

Il a posé sur elle un regard sans nuances. 

Et il n’y a pas eu de repas, le poulet thaïlandaise a refroidi, seul, sur la table du salon pourtant joliment dressée.

 

Sur la même table, le Côte de Beaune déniché dans un placard a décanté dans sa superbe carafe de cristal sans que personne ne fasse attention à lui. Sur l’ordinateur de Paul, Otis Redding a chanté en boucle Sittin’ on the dock of the bay puisque la fonction « Répéter » avait été malencontreusement activée. Dans leurs cadres d’éternité Paul, Virginie, Ethan et Lisette ont détourné les yeux. Sur un roulis, un tangage, une houle de deux corps en écumes. Sur une robe tombée à l’entrée de la cuisine, un smoking roulé en boule au pied du canapé, des chaussures et chaussettes orphelines disséminées comme les cailloux du Petit Poucet jusqu’à la chambre. Sur des baisers, sur des caresses, sur des doigts, sur des mains, sur des bouches, sur des sexes, sur des unions, des désunions, des prises, des reprises, des méprises de trop d’empressement, sur des je t’aime et des je n’attendais que toi, sur des j’ai pensé à toi dans mon bain répondant à des j’ai eu honte de te désirer à ce point. A part ces quelques phrases peu de mots, pas de serments ni de promesses, pas de quand tout sera fini ou de si jamais je t’avais rencontrée avant. Juste des souffles, des regards, des accords tacites et silencieux, des volontés unies pour repousser le sommeil et éterniser la nuit. Se prendre, se reprendre, ne rien perdre des regards, des enchevêtrements, des postures comme si Louise les fixait à l’huile sur ses toiles ou Louis dans l’objectif de son appareil photo. La vie, seulement la vie, après et au milieu de tant de morts, toute la vie en une nuit. 

Il y aura toujours un couple frémissant pour qui ce matin-là sera l’aube première. Il y aura toujours l’eau, le vent, la lumière ; rien ne passe après tout si ce n’est le passant. Un poème en guise de réveil, Aragon pour remplacer le room service qui jamais ne viendra toquer à la porte de la chambre, armé d’un plateau gargantuesque.

 

Un poème revenu ce matin à Louis des tréfonds de sa mémoire écolière, trois vers appris il y a un siècle, dans un autre monde et une autre vie, appris pour revenir aujourd’hui se poser sur cette aube là. Louis se dit, il est là le couple d’Aragon, j’en suis l’homme déjà éveillé, l’homme qui porte le même prénom que le poète, épuisé mais émerveillé de sa nuit et veillant sur elle et son sommeil profond, dans un lit qui n’appartient ni à l’un ni à l’autre. Elle est la femme du couple d’Aragon, mon Elsa à moi, ma Louise, ma compagne de cette nuit, seulement habillée de mes baisers et de nos sueurs jumelles. Il est là le matin du poète, pareil à tous les matins du monde pour ceux qui s’éveillent ailleurs que dans cette chambre, une aube soumise aux hommes, à leurs caprices, à leurs vanités, à leurs nuages sombres mais pas pour nous, pas ce matin, pas ici. Elle est là l’eau que nous n’avons pas bue, il est là le vent que nous n’entendons pas. La suite il ne veut pas la dire, il la sait pourtant depuis que ses yeux se sont ouverts tout à l’heure à grand peine et, qu’effrayé, il les a refermés brusquement, il la connait pourtant depuis que ses oreilles ont entendu et que pour les assourdir il a glissé sa tête sous l’oreiller protecteur. Retarder le moment, différer l’aveu que l’on se fait à soi même, se taire c’est arrêter le temps, ne pas dire c’est changer l’histoire, en modifier le cours, de la rivière détourner le lit. Ne pas s’avouer que c’est fini, que la lumière du poète est là aussi, derrière les rideaux encore tendus, sur ce boulevard qui ne désirait qu’elle et qui en hurle de joie. Si la lumière est là c’est que le nuage est parti, que la rue est sûre, que ceux qu’il entend chanter malgré l’oreiller sur sa tête hurlent de fête, de leur victoire inespérée.

 

Si la lumière est là c’est que bientôt ils seront là aussi, Paul, Virginie, les jumeaux, ils ne sont pas de ceux qui se rendent aux nuages fussent-ils noirs, aux épidémies fussent-elles mortelles, aux locataires provisoires fussent-ils armés d’amour et d’insouciance. Ils vont rentrer bientôt retrouver leurs vies de carte postale, leur appartement de magazine déco, rentrer pour reprendre leur vie et fabriquer des souvenirs qui rempliront ensuite leurs foutus cadres photos. D’ici là, il faudra être partis, retrouver les rives opposées de la Seine et une vie où Louise et Louis n’auront plus rien à se dire puisqu’il n’y avait qu’une fois, que c’était celle-là, que c’était cette nuit et qu’à cette aube tout s’achève.

Louise vient de bouger dans le lit. Elle s’y retourne, elle s’y détend, bientôt elle ouvrira les yeux et saura. Alors Louis tire sur eux le lourd édredon pour en faire une tente indifférente à la lumière et aux cris de la rue, un abri de fortune pour glaner quelques instants encore, elle ouvre les yeux, il l’embrasse et récite Il y aura toujours un couple frémissant pour qui ce matin-là sera l’aube première. Il y aura toujours l’eau, le vent, la lumière ; rien ne passe après tout si ce n’est le passant. 

FIN 

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